La réaffirmation des frontières
On assimile vite frontière et migration, où frontière égale barrière. Le droit de sortie s’est universalisé et pas le droit d’entrée. Or c’est une vraie question politique : les Etats ont une réalité, une souveraineté et une capacité à maîtriser ce qui arrive de l’extérieur.
La question des frontières ne peut pas se poser qu’en termes de migrations, avec une matérialisation en murs. Or on voit des murs partout, voire des frontières partout. On pourrait souvent utiliser d’autres termes, comme le mot « limites » par exemple.
Définitions de la frontière
Frontière, cela vient du front (du visage et de l’armée) ; « aller en frontière » pour Jeanne d’Arc, c’était aller au-devant de l’adversaire ; sous Henri IV la place-frontière, c’est là où arrive supposément l’adversaire. Ce mot s’est imposé à la fin du XIXème siècle, en rapport avec la conscription. Au XVIIIème siècle, on ne parle pas de frontière mais de traité des limites. Ce n’est pas occidental, il y a de la frontière là où il y a de l’organisation politique.
La définition classique est issue du droit international : le périmètre de l’exercice d’une souveraineté étatique. Que la ligne soit franchissable ou non ne change rien, c’est pourquoi Schengen ne supprime pas les frontières. Elles deviennent juste invisibles dans certaines fonctions.
La frontière est un des paramètres de l’identité, avec la distinction entre le dedans et le dehors, la part d’Hestia et la part d’Hermès. Ainsi, quand on passe de pont de Kehl à pied à Strasbourg vers l’Allemagne, on passe librement, on n’a pas besoin de changer des francs en deutschemarks… mais pour autant il reste une frontière, on est « dehors » et pas « chez soi » : la langue n’est pas la même, ni les panneaux de signalisation, ni les autorités…
La frontière, arbitraire, construction sociale et politique, est l’objet géopolitique par excellence. Toute frontière est artificielle, ainsi rien n’indique que le Rhin est destiné à être une frontière, cela aurait pu être la Meuse. Le Rhin n’est pas une frontière « naturelle » dès lors. Les limites « naturelles » ont néanmoins l’avantage d’être moins coûteuses à défendre.
Les questions de frontières, enfin, sont sérieuses, avec des enjeux symboliques et de souveraineté et elles peuvent être réglées en termes techniques ou montées en épingle.
Les tendances actuelles
- Une territorialisation des océans.
Les États projettent sur les océans des perspectives terrestres, avec des appropriations spécifiques. Ainsi, la ZEE n’exclut pas le droit de passage pour les autres. Cela se vérifie en Arctique avec des spécialistes de géomorphologie sous-marine : les symboles (le pôle Nord que veulent les Russes), les hydrocarbures, les rivalités stratégiques. - La persistance des tensions avec des menaces transfrontalières (par exemple Daech ou Boko Haram) et les héritages de l’après 1945 (par exemple les deux Corées).
- Les clôtures, les pratiques de durcissement.
- La poursuite de la délimitation et de la démarcation. Les décisions de la CIJ (Cour Internationale de Justice) de La Haye s’imposent aux parties et elles permettent de régler les questions de prestige. Il existe des accords bilatéraux, même en Europe. Ainsi, pour adhérer à l’Union européenne, les Hongrois devaient régler leurs problèmes avec les Slovaques. Se posent des questions de démarcation, surtout en Afrique, avec le PFUA (le Programme Frontières de l’Union Africaine) financé par l’Allemagne, qui doit borner les frontières.
La CIJ de l’ONU à La Haye travaille en français et en anglais. Un Etat dépose un recours : la CIJ juge si elle est compétente et si la démarche est recevable. Les Etats déposent des dossiers, des experts sont auditionnés. La CIJ se fonde essentiellement sur les traités, elle examine tous les textes disponibles, puis les dossiers montés par les Etats, puis elle entend les experts. Cela dure plusieurs mois, enfin une décision est prise. Elle ne tient pas compte de la géographie humaine actuelle par exemple, ce qui déclenche des transferts de population ou des choix. Les Etats paient les avocats pour bâtir les dossiers, cela coûte environ 5 millions d’euros par appel. Il s’agit d’un marché et des avocats se sont spécialisés dans ce domaine. Les enjeux sont lourds dans le domaine maritime, avec l’exploitation des hydrocarbures en offshore par exemple. Mais la présence avérée de ressources, plutôt que d’attiser les conflits, peut aussi amener les Etats à la sagesse, pour profiter des gisements. - Les questions migratoires. En Europe, les frontières extérieures ne sont pas celles de Schengen, la question des frontières extérieures de l’UE n’a pas été posée fortement en amont. La question centrale est ici celle de l’authentification des personnes, et non de la fermeture. La compétence de l’UE à ce sujet n’est pas claire, Frontex ayant depuis longtemps des moyens très limités. Il existe 28 droits différents concernant la nationalité, 28 droits différents concernant n’asile et même des conceptions différentes de la nationalité (ethnique ou non). Ces questions n’ont pas été anticipées, avec une construction tournée vers le passé (vers la réconciliation) et avec un impensé géopolitique.
- Les politiques de désenclavement.
Les tendances générales
- Une période de réaffirmation (et pas forcément de fermeture) des frontières dans un monde d‘Etats souverains. Il existe un marché important de la sécurité des frontières, des entreprises israéliennes par exemple ont exporté leur savoir-faire le long de la ligne Arizona-Mexique. Les logiques héritées sont de surface, avec la frontière, tandis que se développent réseaux et flux. La question des frontières peut dès lors même se poser sur internet.
- La remise en cause du statu quo. Des Etats veulent s’affranchir des règles du droit international au nom de l’histoire. Ainsi, la Chine a signé la convention de Montego Bay mais elle ne respecte pas cette convention en mer de Chine du sud.
La multiplication des franchissements par les biens, par les hommes, par les images et par les capitaux.
Les questions de frontières sont de retour parce qu’on a cru qu’elles étaient supprimées en Europe alors qu’elles étaient invisibles. C’était vu – par exemple avec Erasmus – comme un acquis pour les habitants et pour les camionneurs et même comme un progrès (selon l’équation "frontières = lignes de front = guerre"). Or l’accent a été mis sur la liberté de circulation sans se préoccuper du contrôle.