EMC "Monsieur, on peut mettre les gros mots ?" - recueil de patois adolescent

, par Pierre Porcher-Ancelle

Dans cet article, Pierre Porcher-Ancelle, professeur HG-EMC en lycée présente un recueil de patois adolescent qu’il a réalisé avec ses élèves. Un travail d’investigation mené en EMC sur leurs propres usages du langage par des élèves devenus auteurs, une vraie fabrique du commun et un bel apprentissage de la citoyenneté #projet de l’année.

Extrait du recueil : la lettre A

(cliquer pour agrandir)

Télécharger le recueil  :

ORIGINE DU PROJET

De nombreux micro-conflits – débouchant sur des incivilités, des incidents voire des comportements de quasi-harcèlement – existaient entre mes élèves, en raison de différences entre intention, expression et réception des mots utilisés et du ton employé ; certains élèves n’avaient pas conscience de la portée des mots qu’ils utilisaient, soit à l’endroit de leurs camarades, soit pendant la classe ; en toute bonne foi, certains adoptaient des mots empruntés au langage familier, comme s’ils appartenaient au langage courant.

Il y avait donc matière pour une leçon d’enseignement moral et civique, qui pouvait contribuer dans une certaine mesure à améliorer ou bonifier l’atmosphère des classes par une réflexion sur les mots et le langage. Cela me semblait d’autant plus important que la scolarité des élèves a été perturbée par la pandémie de covid-19 et qu’un grand nombre d’entre eux était déshabitué de la vie en collectivité scolaire, de ses règles et codes.

Au début de ce travail, il a été rappelé aux élèves que son objet n’était pas de leur faire abandonner le vocabulaire informel qu’ils utilisaient avec leurs amis : le patois juvénile existe depuis toujours et constitue un espace d’autonomie où le langage est codé de façon à être différent de celui qui est utilisé par les adultes. Cependant, je leur ai dit qu’ils devaient apprendre à reconnaître les circonstances où ils pouvaient l’utiliser et celles où ils ne le pouvaient pas. L’objectif final est de développer la maîtrise des codes sociaux, dont les futurs citoyens que sont nos élèves ont besoin dans les dimensions si multiples de leur vie présente et future.

Ce travail d’enseignement moral et civique a été proposé dans deux classes de 2nde générale et technologique, une classe et demie de 1re générale et dans une classe de 1re technologique (STMG), soit 152 élèves, dont 72 filles et 80 garçons.

DÉMARCHE PÉDAGOGIQUE

Consigne générale
« Après avoir fait la liste des mots que vous utilisez couramment et qui ne sont pas dans le dictionnaire, ou qui sont dans le dictionnaire mais que vous utilisez dans un sens différent du sens officiel, faites en sorte que, dans cent ans, un historien puisse vous comprendre et déchiffrer les mots et expressions que vous utilisez couramment ».

Pour chaque mot, vous remplirez une fiche :

Questions posées par les élèves afin d’expliciter les consignes

  1. « Monsieur, on peut mettre les gros mots ? » (oui)
  2. « Monsieur, les mots d’origine étrangère, on peut les mettre dans notre liste ? » (oui)
  3. « Monsieur, est-ce que les abréviations ça marche ? » (oui)
  4. « Monsieur, on peut vraiment parler de tout ? Genre, même mettre des mots sur l’amour et… [silence gêné] …plus loin ? » (oui)
  5. « Monsieur, c’est des mots qu’on dit à l’oral, ou ça peut aussi être des mots qu’on utilise à l’écrit ? » (les deux, et pensez aux mots que vous utilisez sur les réseaux sociaux et dans vos conversations virtuelles ; vous pouvez prendre vos téléphones portables pour vous les remémorer, si vous voulez).
  6. « Monsieur, on fait un dictionnaire des cités ? » (non, plutôt un dictionnaire du lycée ! On réfléchit au sens des mots et expressions que vous utilisez, quelles que soient leur nature ou le lieu où vous les utilisez couramment. Par exemple, lorsque tu dis « c’est un monde ! » lorsque tu es étonné, cela rentre dans le cadre de notre travail).
  7. « Monsieur, mais si je suis le seul à dire avec mon pote "renard des surfaces", est-ce que je le mets quand même ? » (oui, ce n’est pas parce vous croyez qu’un mot est peu utilisé qu’il faut le mettre de côté ; tu n’oublieras pas de faire une fiche pour "pote" !).
  8. « Monsieur, est-ce que vous saurez si c’est nous qui avons mis tel ou tel mot ? » (non, le remplissage du formulaire en ligne est anonyme [cet aspect est important pour obtenir la confiance des élèves, de façon à réduire l’auto-censure résultant de la peur du jugement ; les éléments qui surviennent et auraient pu n’être pas communiqués par les élèves sont ensuite l’objet d’une remédiation par l’enseignant]).

Séquence

  • Les consignes sont données aux élèves et illustrées par le professeur avec des exemples :
    • Autour des multiples significations de « wsh », pour attirer l’attention des élèves sur la polysémie de certains mots (à ce jour une dizaine de significations différentes pour cet mot-interjection) ;
    • Autour d’une expression figurée, comme « ça tire à balles réelles, ici », pour attirer l’attention des élèves sur la différence entre sens propre et sens figuré ;
  • Les élèves dressent individuellement et en silence la liste des mots, au besoin en s’aidant de leurs messages personnels, conservés dans leurs téléphones portables (15’-25’).
  • Les élèves sont répartis en groupes de quatre, installés en îlots pour faciliter la communication et la collaboration, et réfléchissent à la définition, aux usages et aux interlocuteurs possibles du mot ; les échanges qui ont lieu permettent souvent d’ajouter de nouveaux mots (35’-45’).
  • Une fois une liste de mots établie, les élèves remplissent une fiche récapitulative pour chaque mot (voir ci-après), qui leur permet d’indiquer plusieurs significations, le cas échéant (2 à 4h). Aux étapes 3 et 4, les élèves peuvent solliciter le professeur autant que de besoin pour la signification des mots ou recourir à des dictionnaires de la langue française et au https://www.cnrtl.fr
  • Une fois les définitions stabilisées et les fiches préparatoires remplies, les élèves les saisissent dans un formulaire de recueil en ligne, en salle informatique ou depuis leurs téléphones portables (1 à 2h).
  • Le professeur compile les données, corrige les fautes, élimine les doublons, regroupe les mots et les significations pour les ordonner, les range par ordre alphabétique, corrige les traductions en « langage courant poli » et signale par une mention les mots injurieux, vulgaires, inappropriés ou désobligeants (cette dernière tâche pourrait être l’objet d’un travail avec les élèves). Le recueil ainsi constitué est distribué aux élèves et peut être l’objet de travaux ultérieurs en enseignement moral et civique.
  • Chaque élève se voit remettre une version papier du recueil de patois adolescent, sous la forme d’un livret.

Cette séquence était initialement prévue pour 2 à 3h mais, l’adhésion des élèves et le nombre d’éléments recueillis (plus de 500 mots pour plus de 900 significations) l’ont étendue entre 5 et 7h, selon les classes et les demi-groupes.

Le recueil du patois adolescent est aussi une évaluation diagnostic sur les représentations, les stéréotypes et comportements liés, voire les imaginaires des élèves. Un thème récurrent parmi les références du patois adolescent pourrait facilement être utilisé comme support pour un travail sur un thème en particulier, comme l’égalité entre les garçons et les filles, la gestion des conflits et des émotions, la différence entre les faits et les opinions, les stéréotypes, l’usage des réseaux sociaux, les addictions, les amours et amitiés, poursuivre sur la maîtrise des niveaux de langages au regard des interlocuteurs, des circonstances et des environnements, etc.

BILAN

Ce travail sur le langage a touché un grand nombre de domaines et le cadre d’apparence informelle du travail en groupes a créé un espace de discussion entre les élèves et avec le professeur. Ainsi, des questions ont été posées sur une grande variété de thèmes (harcèlement, vie affective et amicale, climat scolaire, utilisation des réseaux sociaux, addictions, entre autres) au sujet desquels le professeur a pu modérer des conversations entre élèves et intervenir en transmettant sur-mesure des informations et des connaissances. Il était fréquent que les élèves s’interrompent brièvement lorsqu’une question posée par un de leur camarade débouchait sur des échanges ouverts autour de ma réponse.

La réflexion collective sur le sens des mots a dans certains cas permis de révéler des divergences de sens et, parfois, de réduire les confusions et incompréhensions qui étaient à la source de certains conflits ; certains élèves qui ont un vocabulaire atypique ont ainsi pu l’expliquer à leurs camarades, ce qui a contribué à leur intégration.

Enfin, les élèves ont, je crois, beaucoup aimé l’idée qu’ils apprenaient de nouveaux mots à leur professeur qui, en retour, les aidait à verbaliser dans un langage plus formel les sous-entendus, émotions et connotations qui y étaient associés. Cet aspect a contribué à l’intérêt manifesté par une part significative des élèves à ce projet.

Quant à l’influence de ce travail sur le climat scolaire et sur la maîtrise des codes sociaux, il est nécessairement modeste et il est vraisemblablement trop tôt pour l’évaluer.

INSCRIPTION DANS LES PROGRAMMES

Seconde générale et technologique
Axe 2 : Garantir les libertés, étendre les libertés : les libertés en débat

  • La reconnaissance des différences, la lutte contre les discriminations et la promotion du respect d’autrui : lutte contre le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie ; lutte contre le sexisme, l’homophobie, la transphobie ; lutte contre les discriminations faites aux personnes porteuses d’un handicap.

Première générale et première technologique
Axe 1 : Fondements et fragilités du lien social

  • Les communautés virtuelles et la communauté réelle : individualisme, image de soi, confiance, mécanisme de la mise à l’écart et du harcèlement.

Capacités de l’enseignement moral et civique

  • Savoir exercer son jugement et l’inscrire dans une recherche de vérité ; être capable de mettre à distance ses propres opinions et représentations, comprendre le sens de la complexité des choses, être capable de considérer les autres dans leur diversité et leurs différences.
  • Développer des capacités à contribuer à un travail coopératif/collaboratif en groupe, s’impliquer dans un travail en équipe et les projets de classe.

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)