Thèse. Le Premier Mai, lieu et temps de la fabrique sociale de la "Communauté du peuple" nationale socialiste (1933-1939)

, par Charlotte Soria

Charlotte Soria, Le Premier Mai, lieu et temps de la fabrique sociale de la "Communauté du peuple" nationale socialiste (1933-1939), 2022, Sorbonne Université, thèse dirigée par Pr. Johann Chapoutot

 

Mots-clés

  • « Troisième Reich »  : nom de l’État national-socialiste après l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler nommé au poste de chancelier à partir du 30 janvier 1933 et l’occupation progressive de tous les postes-clés du cabinet et de l’administration par des dirigeants issus du parti national-socialiste ou NSDAP. En 1934, l’État national-socialiste est clos, par la liquidation des oppositions internes et externes et le contrôle, par Adolf Hitler de tous les pouvoirs en tant que « Führer ». Par la suite, la dynamique de pouvoir oppose l’État et « Mouvement » national-socialiste.
  • « Communauté du peuple » : le terme désigne dès la rédaction de Mein Kampf par Adolf Hitler le projet social national-socialiste d’unifier une société allemande divisée, la libérer et la « purifier » de ses ennemis et de la « lutte des classes » pour la transformer en une « Communauté » unie et en symbiose avec le « Mouvement » national-socialiste. Pour les historiens et historiennes du nazisme, ce terme désigne non pas une réalité sociale, mais un idéal et un processus double. Un processus tout d’abord d’exclusion, dès 1933, de ceux et celles considérées comme des « Étrangers à la Communauté » (Gemeinschaftsfremden) sur des fondements politiques, eugénistes, racistes, antisémites et sociaux-darwinistes. Ensuite, il recouvre une dynamique inclusive qui visait à faire de tous les inclus de la « Communauté » des militant.e.s ou, a minima, des membres, du « Mouvement » national-socialiste.
  • « Mouvement national-socialiste » : le parti national-socialiste (NSDAP) ainsi que toutes les organisations qui y sont associées, notamment les organisations de jeunesse féminine et masculine (Hitlerjugend), l’organisation de tous les actifs et actives du « Troisième Reich » (le DAF et son agence vouée au temps libre et aux loisirs, la KdF), mais aussi ses milices et organisations paramilitaires (SA, SS notamment). Pour certain.e.s historien.ne.s, au regard du développement rapide de ses membres à partir de 1933, le « Mouvement » devient synonyme de la « Communauté du Peuple » allemande dès la deuxième moitié des années 1930.

 

Résumé

Le 1er mai, fête internationale du travail depuis 1889, devint en 1933 une fête officielle de l’Allemagne nazie, le lieu et le temps de la célébration du « Travail national » puis du « Peuple allemand » en 1934. En s’intégrant au calendrier officiel du « Troisième Reich » pour 7 années de célébrations publiques et privées, cet événement politique fit partie intégrante de la stratégie développée par le Ministère de la Propagande pour convertir les ouvriers allemands au nazisme et transformer tous les « Allemands » et « Allemandes » en militants de la « Communauté du Peuple » nazie.
L’étude du 1er mai comme « lieu et temps de la fabrique sociale » nationale-socialiste se détache donc de l’historiographie qui avait condamné la « Communauté du Peuple » (Volksgemeinschaft) comme un slogan creux de propagande, et les cérémonies nationales-socialistes comme une « jolie apparence » à déconstruire pour mieux s’en détacher. Bien plus, loin d’être un événement purement rituel, le jour férié du 1er mai, le seul dédommagé dans toute l’Allemagne, s’inséra dans la volonté de transformer le monde du travail en « Communautés d’entreprise » (Betriebsgemeinschaften) considérées, à partir de leur création officielle le 1er mai 1934, comme le « ferment », la « cellule de base » de la Volksgemeinschaft à façonner.
Ainsi, à travers cette journée, il s’agit d’analyser les mécanismes sociaux d’exclusion et d’inclusion à l’œuvre et de replacer en leur sein la « marge de manœuvre » (Eigensinn) des Allemand.e.s. Ce travail s’insère donc dans une histoire sociale du « Troisième Reich » qui entend réévaluer la marque idéologique du nazisme sur la société allemande et en particulier les modalités d’identification et d’autonomisation (Selbstermächtigung) des Allemandes et des Allemands au sein du projet nazi en particulier dans le monde du travail. Car, c’est sans doute dans la réussite de ce projet communautaire qu’il faut chercher la pérennité et la stabilité interne du « Troisième Reich » jusqu’en 1945.
La « Communauté du Peuple » célébrée et incarnée dans les célébrations du 1er mai 1933 fut conçue comme un sentiment partagé, une « Communauté émotionnelle ». Ce sentiment communautaire fut nourri et orchestré par la communication politique du régime dont les idées, encore largement consensuelles cette année-là (unité, croissance, renaissance de la nation allemande, lutte contre le chômage et la pauvreté), réussirent à assembler un nombre considérable d’Allemands et d’Allemandes autour du projet national-socialiste incarné par un Adolf Hitler au cœur d’une célébration conçue comme un « event » médiatique. Cette année-là, les célébrations publiques - défilés et manifestations centrales - se déroulèrent jusqu’au soir dans toutes les collectivités allemandes. En outre, cette « Communauté émotionnelle » s’appuya sur des pratiques sociales d’abord inclusives au sein de la fête - des règles d’assistance et de défilés majoritairement encadrés. Car une « Communauté de l’action » (Handlungsgemeinschaft) avait dû suppléer aux difficultés de la « Communauté émotionnelle » par une mobilisation contrainte et organisée au sein des entreprise sous l’impulsion des acteurs du « Mouvement ». Ce furent en définitive les entreprises qui, dès 1933, encadrèrent leur main-d’œuvre pour la faire participer aux festivités publiques en réponse à la demande de mobilisation du Ministère de la Propagande et à l’appel de Joseph Goebbels.
Les années 1934-1935 furent marquées par la volonté du régime de démontrer l’avènement d’une nouvelle ère nationale-socialiste et la conversion de toutes les « Allemandes » et de tous les « Allemands » à leur idéologie. Le 1er mai s’inscrivit alors dans un projet idéologique au long cours, « völkisch », de la société allemande et dans un projet de transformation du monde du travail sous l’action de la « Loi sur l’organisation du travail national » (A0G, 1er mai 1934). Le sens de la « Communauté du Peuple » au travail changea d’autant, et des pratiques inclusives, coercitives et obsidiennes - décompte, pointage, surveillance et encadrement tatillon des colonnes des défilants du 1er mai - s’affirmèrent. À partir de 1935, sous l’action de la jurisprudence, ne pas assister aux festivités ou ne pas adopter les codes de comportement politique idoine lors de ces festivités firent courir le risque d’être licencié.e.s. Dans une même dynamique, les Allemands « juifs » furent exclus, officiellement en avril 1935 des défilés et fêtes d’une Communauté du peuple « aryenne », assemblée et unie par le biais d’un « serment idéologique » (weltanschauliche Verpflichtung) prêté publiquement le 1er mai 1935.
Au total, l’obligation de participer aux fêtes pour les « Volksgenossen » et « Volksgenossinnen » fit du travail – même politique lors de grandes cérémonies organisées les jours fériés - un « devoir » (Pflicht) au « service » (Dienst) du « Peuple » (Volk) et du « Führer ». Ce double mouvement fixa les limites de la « Communauté du Peuple », entre Volksgenossen et Gemeinschaftsfremden avant même l’adoption des lois de Nuremberg. Là encore, l’exclusion passa d’abord par des pratiques, des débats, des déclarations informelles, voire une campagne de presse calomnieuse et antisémite qui devait pousser à la violence sous l’action du Stürmer de Julius Streicher le 1er mai 1934, avant d’être fixée, en 1935, par les règles de déroulement des fêtes déterminées dans les programmes officiels du Ministère de la Propagande et de ses agences locales. Encore cette fois, les dirigeants avaient choisi la voie de la radicalisation de leur projet social quand s’était posée la question de la place à accorder aux « Juifs » en Allemagne. Car à l’opposé, les femmes « allemandes » élues « personnes de confiance » - Vertrauensleute suivant un glissement lexical inclusif entre 1934 et 1935 - furent autorisées à prêter serment publiquement, avec les hommes, au « Peuple » et au « Führer », le 1er mai 1935. Dans cette « Communauté du Peuple », la « race » importait en effet plus que le genre ou la catégorie sociale.
À partir de 1936 se détacha un « ordre de l’inégalité » et la Volksgemeinschaft désormais forclose revêtit plusieurs significations et contours sociaux éloignés du projet initial nazi mais qui permirent son enracinement.
Elle signifia en premier lieu un espace de protection contre l’arbitraire et la violence du Mouvement/État et un périmètre de droits sociaux croissants pour les inclus de la « Communauté ». Dans cette optique, participer était le plus important et allait de pair avec le développement de politiques sociales d’entreprise encouragées par le « Mouvement » à partir de 1936-37. Une « Communauté de droits » personnels que le pouvoir n’avait pas offert aux « Allemands » pour les acheter, mais qu’ils avaient obtenu par le biais de différentes modalités, réinventées, de négociation. De fait, le droit de négocier avec les représentants du « Mouvement » devint l’apanage des inclus de la « Communauté », tandis que les possibilités des Allemands juifs d’agir pour défendre leurs droits se réduisirent nettement à partir de 1938.
La « Communauté de l’action » de toutes et tous avait en effet échoué comme le montraient les dysfonctionnements récurrents des défilés et fêtes publiques jusqu’en 1939 : les Allemand.e.s n’étaient pas devenu.e.s des militant.e.s du national-socialisme dans leur ensemble. En revanche, la « Communauté du Peuple » était devenue un espace de conformisme social, « une liberté arrêtée à l’intérieur de la servitude » (Hegel). En contrepartie de ce conformisme social et émotionnel, « l’enthousiasme » des masses assemblées, le Ministère de la Propagande décida, dès 1935, de réduire le temps des festivités publiques obligatoires. En réponse aux plaintes remontées de la base l’après-midi du 1er mai fut laissée libre et devint pour la majorité un temps de fêtes privées et, de plus en plus, d’excursions d’entreprise qui firent du DAF et de la KdF des « organisations de services communautaires » (volksgemeinschaftlicher Dienstleister).
Pour celles et ceux mobilisé.e.s dans le « Mouvement » cependant, appartenir à une « Communauté de la performance », en prenant une part active aux festivités notamment, devint un espace d’engagement, une « liberté positive », synonyme de distinctions, sociales et politiques, et, pour certain.e.s d’ascension au sein du « Mouvement » suivant des trajectoires qu’il reste à étudier.
En définitive, entre 1933 et 1939 le projet nazi de « Communauté du Peuple » défini par Hitler avait échoué à unifier tous les Allemands et à en faire, toutes et tous, des militants du national-socialisme. Face aux conflits et plaintes récurrentes des « Allemands » et « Allemandes », qui avaient encore le droit de les formuler, le Mouvement/État avait dû transiger et transformer son projet en un « ordre de l’inégalité », en une « Communauté » exclusive, unie et hiérarchisée dont les dirigeants ne voyaient cependant, sur les places majeures de rassemblement, que les éléments les plus « fanatiques » qui eurent alors la marge de manœuvre de radicaliser les politiques nationales-socialistes.

Principales références bibliographiques

  • Robert GELLATELY, Avec Hitler. Les Allemands et leur Führer, Flammarion, Paris, 2003.
  • Thomas LINDENBERGER, Alf LÜDTKE, « Eigensinn : espaces d’action et pratiques de domination », Le Mouvement Social, 2020/4 (N° 273), p. 67-89.
  • Timothy W. MASON, Arbeiterklasse und Volksgemeinschaft : Dokumente und Materialien zur deutschen Arbeiterpolitik 1936-1939, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1975.
  • Timothy W. MASON, Sozialpolitik im Dritten Reich. Arbeiterklasse und Volksgemeinschaft, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1977.
  • Detlev PEUKERT., Volksgenossen und Gemeinschaftsfremde. Anpassung, Ausmerze und Aufbegehren unter dem Nationalsozialismus, Köln, Bund-Verlag, 1982.
  • Karlheinz SCHMEER, Die Regie des öffentlichen Lebens im Dritten Reich, Munich, Pohl, 1956.
  • Michael SCHNEIDER, « Unterm Hakenkreuz. Arbeiter und Arbeiterbewegung 1933 bis 1939 », Geschichte der Arbeiter und der Arbeiterbewegung in Deutschland seit dem Ende des 18. Jahrhunderts, Bd. 12, Bonn, Dietz, 1999.
  • David SCHOENBAUM, La révolution brune. Une histoire sociale du IIIe Reich (1933-1939), Paris, Robert Laffont, 1979.
  • Martina STEBER, Bernhard GOTTO (ed.), Visions of community in Nazi Germany : social engineering and private lives, Oxford/New York, Oxford University Press, 2014.

Partager

Imprimer cette page (impression du contenu de la page)