Epistémologie : Penser le temps

, par Paul Stouder IA-IPR

Le temps n’est pas seulement le cadre des phénomènes historiques, il est la matière même de l’histoire. Si le temps n’était qu’un cadre, il se réduirait à une taxonomie classant les événements dans une chronologie, opération indispensable pour éviter l’anachronisme, mais qui ne peut tenir lieu de raisonnement historique, sauf à admettre que ce qui précède explique toujours ce qui suit (Michel de Certeau considérait que cette opération consistait à « déporter la causalité vers la succession »). Pour penser le temps lui-même, soient les rapports au passé, au présent et au futur, on peut s’interroger sur les types d’histoire que les sociétés ont construits (Reinhart Koselleck, Le futur passé, contribution à une sémantique des temps historiques). Ainsi, l’antiquité se caractérise par une historia magistra vitae (Cicéron) qui privilégie la geste des grands hommes donnée à méditer et comme des exemples à suivre (Plutarque, Vies parallèles). Au moyen-âge, le régime chrétien d’historicité se combine avec celui de l’historia magistra dans la mesure où l’un et l’autre ont une conception cyclique du temps, correspondant à des sociétés plus attachées à reproduire des modèles qu’à innover. C’est au XVIIIe siècle que le régime moderne d’historicité se constitue avec l’émergence de la notion de progrès portée simultanément par la rationalité scientifique et l’esprit des Lumières. Désormais, le rapport au temps n’est plus seulement constitué par un regard présent sur le passé mais il intègre l’interrogation sur le futur.
Reinhart Koselleck analyse les conditions permettant de penser le passé comme présent en posant la question : « Comment, dans chaque présent, les dimensions temporelles du passé et du futur ont-elles été mises en relation ? » pour remarquer aussitôt que « la présence du passé est autre que celle du futur ». En effet, alors que le passé se manifeste par un champ d’expériences concentrées dans le moment présent et n’entretenant pas nécessairement de continuité entre elles, le futur se présente comme un horizon d’attente qui s’étale sur des heures, des années voire des siècles. Si l’on prend l’expérience de Charles Ier d’Angleterre, on peut dire qu’elle constitue l’horizon d’attente de Turgot lorsqu’il engage Louis XVI à faire des réformes pour ne pas connaître le sort du roi d’Angleterre. Cette approche est fondamentale dans l’examen de « l’incertitude fondamentale de l’événement » (Koselleck), le présent du passé ne pouvant être « re-présenté » que par la mise en perspective de la somme des expériences disponibles avec l’action à mener, démarche seule capable de restituer les acteurs dans leur contexte, acteurs confrontés à des possibles et faisant des choix. Le présent est le temps le plus à même d’approcher la contingence de l’événement par comparaison avec le futur de l’histoire téléologique et même par rapport au passé des annales et des chroniques. (1)
S’efforcer de penser le passé avec l’expérience, les connaissances et les idées des acteurs invite à se projeter au cœur de l’événement. On est alors conduit à s’interroger sur la pertinence de ces longues énumérations de causes qui précèdent l’approche de l’événement lui-même. Ainsi, du déclenchement de la Première Guerre mondiale, véritablement téléguidée par l’analyse des causes profondes puis des causes immédiates dont l’inventaire n’est jamais achevé, alors même que le double assassinat de François Ferdinand et de sa femme n’est considéré, sur le moment, comme un événement dramatique que dans le cadre de la double monarchie. On sait en effet qu’il faut attendre plusieurs semaines pour que le gouvernement austro-hongrois s’en serve de prétexte pour envoyer un ultimatum à la Serbie. Pour retrouver l’incertitude fondamentale de l’événement, il faut donc se situer dans ces journées dramatiques de la fin juillet 1914, un mois après l’attentat de Sarajevo. On tirerait alors profit des recherches, de J.-J. Becker et de G. Krumeich qui ont montré que le topos de la guerre inéluctable était, en 1914, partagé par de nombreux dirigeants. Ainsi pourra-t-on mieux apprécier la lecture que ces dirigeants font de la montée des tensions nationalistes et de l’évolution des rapports de force en Europe et dans le monde. Pour autant, il ne s’agit pas d’imposer un nouveau schéma explicatif. Il serait en effet tentant de considérer que rien d’autre n’était possible. Ainsi à propos de l’économie de plantation, Olivier Pétré-Grenouilleau remarque ans Les traites négrières : « Les choses changent du tout au tout si l’on se met à considérer la multiplicité des voies qui s’offraient à nos prédécesseurs. Le problème, dès lors, ne consiste plus à rendre leurs attitudes a priori rationnelles, mais de se demander pourquoi telle option l’a finalement emporté sur telle autre ». C’est au « croisement de plusieurs itinéraires possibles » (Antoine Prost) que l’événement participe à la construction du temps historique.

Paul Stouder

(1) Il est nécessaire de s’interroger sur les manifestations et les causes du présentisme qui interpelle actuellement le champ de la recherche historique. Au sens de Koselleck, on pourrait dire que le présentisme est une tension entre champ d’expérience et horizon d’attente, à la limite de la rupture. Est d’abord en cause le nouveau contexte mondial depuis la fin du XXe siècle qui non seulement brouille l’avenir, désormais sans utopie, mais qui se caractérise aussi par un retour à des valeurs traditionnelles, moyennant des réemplois mélangeant archaïsme et modernité. Par ailleurs, la multiplication des découvertes scientifiques et l’accélération des innovations technologiques, en réduisant à néant le temps entre les unes et les autres, rendent de plus en plus improbables le rapport entre le champ d’expérience et l’horizon d’attente, comme le soulignent par exemple les problèmes soulevés par la bio-éthique ou la gestion de l’environnement. Les médias, passés maîtres dans le direct, illustrent jusqu’à la caricature la soumission au présentisme ; quand le recoupement des informations et le travail rédactionnel disparaissent, l’information est réduite à des mots vite oubliés bientôt chassés par de nouveaux ; pour être le premier, la tentation est forte, certains y ont déjà cédé, d’annoncer comme advenu ce qui n’a pas encore eu lieu. Quand le futur est aspiré par le présent et que le passé ne sert qu’aux besoins du présent (Lucien Febvre disait qu’une histoire qui sert est une histoire servile, c’est l’engendrement même du temps historique qui est compromis.

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