Master de didactique. "Quelle place pour les émotions des élèves en cours d’histoire ?"

, par Fanny Brune

Fanny Brune, ""Quelle place pour les émotions des élèves en cours d’histoire ? Etude des représentations et des pratiques enseignantes", mémoire en Master de Didactique de l’Université de Paris, soutenu le 19 septembre 2023, sous la direction de Catherine Souplet.

 

« Nos descriptions ne sont faites que de mots, de chiffres ou d’images alors que ce que nous décrivons est fait de chair, de sang et d’action » (Gregory Bateson, La nature et la pensée, 1984)

 

Mots clés

Didactique. La didactique est le champ de recherche qui étudie les processus d’enseignement et d’apprentissages liés à une discipline scolaire. S’intéresser à la didactique c’est entrer dans la classe par la porte du savoir enseigné. Les didactiques se distinguent de la pédagogie, en ce sens qu’elles interrogent les situations d’apprentissages à partir des spécificités épistémologiques des savoirs disciplinaires. La didactique interroge ce qui arrive à un savoir académique lorsqu’il devient un savoir scolaire, et donc qu’il se charge de nouvelles finalités (par exemple, pour l’histoire-géographie, des finalités à la fois cognitives et civiques). La didactique en histoire a donc pour vocation d’étudier ce qui se passe en cours d’histoire et comment les élèves apprennent l’histoire.

Emotions. Les émotions participent d’un processus adaptatif de l’individu à son environnement à partir de plusieurs éléments interdépendants (des évaluations cognitives de la situation, des réactions physiologiques, des comportements expressifs -du corps ou partie du corps-, une expérience subjective du ressenti, et des tendances à l’action -de fuite ou d’engagement-. Longtemps considérée comme relevant de l’intime, du privé et du singulier, l’émotion est désormais considérée comme un processus collectif de coordination entre les individus ; nous sommes émus, tout en identifiant les émotions d’autrui. Dans un contexte d’apprentissage les émotions doivent être envisagées au niveau de l’activité collective, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas seulement liées aux ressentis singuliers des enseignants et des élèves, mais qu’elles participent plus globalement de modes collectifs de communication, de contagion et de coordination au sein du jeu social en classe.

Empathie. L’empathie se définit comme la reconnaissance et la compréhension des sentiments et des émotions d’un autre individu. Cette compréhension se produit par une décentration de la personne. Si le terme n’apparaît qu’au XIXe siècle (en allemand « Einfühlung »), la faculté d’empathie était déjà au cœur de la pensée de Kant : « penser du point de vue de n’importe qui d’autre », pour élargir les limites de sa pensée singulière et adopter un point de vue universel auquel on ne parvient « qu’en se mettant à la place des autres ». L’empathie n’est pas au cœur de mon mémoire, mais elle en constitue une des perspectives les plus signifiantes, pour trois raisons : elle est au cœur de la pensée historienne, telle que définie par Henri Moniot. J’ai constaté dans mon travail de recherche qu’elle revient souvent dans les représentations enseignantes. Enfin elle est une importante piste de recherche actuelle dans les travaux sur les finalités civiques de l’enseignement. Dans son livre Les émotions démocratiques, Martha Nussbaum fait de l’empathie l’émotion démocratique par excellence.

Cadre théorique

  • Les apports de la psychologie cognitive. De plus en plus de travaux scientifiques, à la croisée entre la psychologie cognitive et les recherches en sciences sociales, s’intéressent aux émotions des élèves et à leur lien avec les apprentissages. Dans le cadre d’un Master en Didactique des sciences à l’Université de Paris Cité, j’ai travaillé sur les représentations et les pratiques des enseignants d’histoire-géographie à l’égard des émotions des élèves ; celles-ci sont-elles considérées comme un obstacle ou comme un levier pour les apprentissages ? Parmi les travaux théoriques, ceux de Pekrun (2014) et Espinosa (2020) permettent de bien cerner les contours d’un objet multiforme. Leurs typologies distinguent en effet différentes formes d’émotions scolaires : celles en lien avec les succès et échecs, celles relatives aux connaissances et au plaisir intellectuel, celles relatives aux propriétés du sujet étudié, et celles en relation avec les liens sociaux. Ce que Gaëlle Espinosa renomme ainsi en quatre catégories : émotions « de réalisation », émotions « épistémiques », émotions « thématiques » et émotions « sociales ».
     
  • Le triangle didactique. Lorsque les émotions sont prises en compte à l’école, elles le sont souvent dans le registre pédagogique. Pourtant elles émergent aussi dans un contexte plus didactique c’est-à-dire dans la relation au savoir. Les deux sont imbriqués : le « didactique » rencontre le « pédagogique » dans un processus de partage collectif d’émotions entre l’enseignant et les élèves, autour d’une œuvre culturelle. Pour Cuisinier et Pons (2011), les émotions constituent la face cachée du triangle didactique qui lie enseignant, élève et savoir. La relation aux savoirs scolaires n’est pas qu’intellectuelle, mais simultanément et profondément émotionnelle et repose sur la rencontre entre un savoir mis à l’étude par un enseignant avec l’histoire singulière et subjective d’un élève tout en incluant des processus collectifs avec les autres élèves. Parmi les travaux récents en didactique sur la prise en compte des émotions des élèves en situation d’apprentissage, relevons ceux de Jérôme Visioli et Orianne Petit (2022) qui proposent une synthèse approfondie des quatre perspectives théoriques (approche conative, approche psychanalytique, action située, approche psychosociologique).
Proposition de schéma illustrant la circulation des émotions dans le triangle didactique

 

  • Les émotions en didactique de l’histoire. Quelle spécificité de la discipline historique sur la question de l’émotion des élèves en contexte scolaire ? Henri Moniot, (1994), l’un des fondateurs de la didactique de l’histoire, a défini les points nodaux de la pensée historienne, parmi lesquels : « apprivoiser le passé et l’ailleurs, et le passé de l’ailleurs, sous les signes alternés du Même, de l’Autre et de l’Analogue - jeux sur l’individuel et le général, le singulier et le répété, l’empathie (le passé « comme si on y était ») et la distanciation ». C’est sans doute dans cette immersion dans le passé par l’alternance entre le Moi et l’Autre, entre la proximité symbolique et la mise à distance, que se noue et se joue la coloration émotionnelle des apprentissages en histoire.
    D’après des études suisses et québécoises, l’enseignement de la pensée historique permet à l’élève de créer sa propre interprétation, tout comme la conscience historique l’amène à prendre conscience des émotions et des sentiments que le passé suscite chez lui. (Duquette et Côté, 2007)
     

    Méthodologie : une enquête auprès d’enseignants d’histoire

Mon hypothèse de recherche portait sur l’émotion des élèves en tant qu’objet en tension dans les représentations et les pratiques enseignantes : constatée voire suscitée mais mise à distance. Différents axes ont été explorés, dans une perspective axiologique et praxéologique : ce que les enseignants d’histoire pensent des émotions des élèves en lien avec leur discipline (par son contenu et ses modalités), ce qu’ils disent en faire dans leurs pratiques, pourquoi ils le font, et comment ils le font.
Dans une approche à la fois qualitative et quantitative, l’enquête s’est appuyée sur un corpus de plus de deux cents questionnaires d’enseignants complétée par plusieurs entretiens. Différentes thématiques ont été abordées (la nature des émotions attendues ou exprimées, les émotions suscitées, les émotions positives ou négatives, les différents types de finalités, identification et empathie...).

Deux éléments forts se sont dégagés de l’enquête : d’une part une adhésion massive à l’idée que l’histoire a à voir avec les émotions -notamment parce qu’elle résonnerait avec l’histoire familiale- et, d’autre part, une intentionnalité sur leur prise en compte. Mais les résultats révèlent des contradictions et des indices de tension, allant du rejet à des positionnements plus ambivalents, entre prudence, méfiance, mise à distance. Pour finir, les résultats montrent assez peu de traces d’une intégration réelle et conscientisée des émotions dans des démarches didactiques d’enseignement et d’apprentissage.
Une typologie, pensée avant tout comme un outil heuristique, a pu être établie, sous forme de quadrant, à partir des discours enseignants sur les émotions des élèves (selon qu’ils les pensent plutôt comme un obstacle ou comme un levier pour apprendre, et selon qu’ils disent les mettre à distance ou les prendre en compte). Au-delà de l’analyse quantifiée, les réponses des enseignants interrogés constituent également une matière première précieuse et inspirante. « Donner chair à l’Histoire, faire comprendre aux élèves que nous n’évoquons pas la fiction mais des faits réels, vécus et donc ressentis par des humains. » (R49)
Concluons avec les mots de François Audigier : « dans les disciplines comme l’histoire, la géographie, le soupçon à l’égard des émotions reste grand. Pourtant, à y regarder de plus près, ce soupçon est ambigu : si les émotions sont à priori des obstacles, il serait tout de même préférable d’en faire des alliées ». (Audigier, 2004)
 

Pistes pédagogiques

Il s’agit de travailler avec les élèves sur des figures historiques, en interrogeant la part des émotions. Actuellement je travaille en EMC avec les élèves de seconde sur Missak Manouchian, et avec les élèves de Terminale sur Anne Frank.

Les grands axes du projet sont :

  • la dimension actorielle de notre discipline (le choix des acteurs, le champ des possibles), autour de la notion d’empathie, d’identification.
  • le lien avec l’éducation aux arts, en variant les supports et les ressources culturelles et artistiques (théâtre, film, musée, musique, littérature, bande dessinée, ...) qui sont souvent des vecteurs émotionnels importants.
  • l’importance de l’écrit et de l’écriture. (Ce qui permet aussi -quand c’est possible- de faire un travail interdisciplinaire avec le professeur de français.) Faire écrire les élèves pour mettre en mots les émotions ressenties, pour argumenter sur le "qu’ai-je ressenti/qu’ai-je appris ", et pour entrer dans une démarche réflexive de méta-analyse ("pourquoi ai-je pensé cela ?").
  • Les récits d’élèves sont aussi souvent riches d’informations pour l’enseignant, afin de continuer à réfléchir au rôle des transactions émotionnelles. (Par exemple, la musique : dans la pièce de théâtre à laquelle les élèves ont assisté, un des acteurs jouait quelques morceaux de musique ou chantait en yiddish. Cela semblait anecdotique dans le schéma narratif mais en revanche c’est revenu très souvent dans les écrits des élèves comme une des choses qui les avait le plus touchés).
  • Penser le rôle de l’émotion partagée, notamment dans une expérience de musée ou d’exposition, autour de la notion de "partage du sensible" (du philosophe Jacques Rancière). Il s’agit également de tenter de didactiser l’articulation de l’émotion et de la connaissance, qui sont souvent les deux exigences des impératifs muséographiques, mais pas toujours pensées ensemble dans leur exploitation pédagogique.
Projet Manouchian
Projet Anne Frank

Perspectives

Les lieux d’enseignement sont souvent investis de démarches raisonnées, conçues pour mobiliser des apprentissages cognitifs, et les émotions sont souvent considérées comme un phénomène à éviter, qui perturbe la mise en œuvre d’une démarche didactique. Pourtant les enjeux sont de taille, car les processus d’émancipation individuelle et collective, dont participe activement l’école de la République, ne peuvent faire l’impasse sur les vécus émotionnels. A mon humble échelle, j’ai mis le projecteur sur les émotions des élèves en cours d’histoire. Ce qui ne se voulait au départ qu’un modeste pas de côté vers une thématique que je croyais dépréciée, s’est transformée en une avide curiosité pour un sujet en réalité très actuel. Ce qui me semblait une parenthèse dans mon parcours de formation n’est peut-être que le début d’un défi désormais assumé : reconnaître la place de l’émotion dans l’apprentissage. Je continue, en tant qu’enseignante, à expérimenter avec mes élèves des dispositifs pédagogiques qui interrogent les émotions. Et j’aimerais également continuer de réfléchir dans une structure collective de recherche ou de formation, à la place des émotions dans l’enseignement de l’histoire-géographie-emc,
Le Master de didactique de l’Université de Paris-Cité a été une formidable aventure, réflexive et stimulante. S’engager dans un Master de recherche quand on est enseignant n’a rien d’évident. La tâche peut sembler ardue voire vertigineuse ; s’attaquer aux immenses bibliographies et se lancer dans des méthodologies inhabituelles. Mais le plaisir de chercher et celui de transmettre ne sont pas si éloignés. Le cap reste le même : continuer de tâtonner et de s’étonner !

 

Quelques éléments de bibliographie

  • Audigier, F. (2004). Rien ne sert de nier les émotions, mais..., in Lafortune Louise, Doudin Pierre-André, Pons Francisco et Hancock Dawson R., Les émotions à l’école, Presses de l’Université de Québec, Québec, pp. 86-113
  • Cuisinier, F. Pons, F. (2011). Émotions et cognition en classe, ⟨hal-00749604⟩
  • Espinosa G. (2020) « De la question des émotions de l’élève dans la formation enseignante en France », Recherches en éducation, 41 | 2020, http://journals.openedition.org/ree/529-* Pekrun R. (2014), « Emotions and Learning », (UNESCO), International Academy of Education, Educational Practices Series – 24, http://unesdoc.unesco.org/images/0022/002276/227679e.pdf
  • Petiot, O., Visioli, J. (2022). Les émotions en contexte scolaire. De Boeck Supérieur

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