« Par les Vivants »

, par Isabelle Coquillard

"Par les vivants" ? un titre énigmatique pour celui ou celle qui, faisant œuvre d’historien, aurait plutôt tendance à dire qu’il ou elle retrace la vie de défunts. Un titre plus évocateur pour des sociologues observant les individus dans leur milieu de vie. Un titre poétique pour des géographes analysant la répartition spatiale des activités humaines. En fait, un subtil mélange de ces trois aspects pour faire une histoire incarnée, au plus près des acteurs, et, au-delà, participer à la lutte contre les discriminations et l’antisémitisme.

Ce projet et son avancement feront l’objet de publications échelonnées toute l’année, sous forme d’une chronique. Vous pouvez aussi suivre son avancement national avec @parlesvivants

Chronique 1 : Genèse d’une mise en œuvre pédagogique

À l’origine...

Piloté par Annabelle Paillery (Professeure d’histoire et géographie, Direction du numérique pour l’éducation - Ministère de l’Éducation nationale) et Anne-Françoise Pasquier, IA-IPR HGéo, et regroupant des professeurs d’histoire-géographie et PLP lettres-histoire de quatre académies, le projet est né d’un questionnement sur l’enseignement de la Shoah et sur la façon dont les populations victimes du génocide perpétré par les Nazis sont le plus souvent désignées et définies à partir des sources produites par l’occupant nazi. Une telle approche véhicule l’idée que la personne désignée comme « Juif » est nécessairement une future condamnée. Ici, on veut modifier ce postulat et observer les personnes qualifiées de « juives » non plus comme telles, mais bien comme de simples citoyens, dans l’ordinaire de leur existence. On cherche donc à comprendre comment s’est construite cette discrimination.

Si la grille de lecture classique conduit à insister, à juste titre, sur le génocide des populations juives par les nazis, le projet « Par les Vivants » prend cette démarche à rebours en proposant de partir du cadre de vie quotidien des populations, pour, in fine, faire appréhender par nos élèves l’entreprise de discrimination antisémite. S’inspirant du courant historiographique de la microhistoire mais aussi de l’analyse prosopographique, le projet invite à retracer les trajectoires individuelles de familles juives qui vivaient dans l’espace proche et vécu des élèves. L’utilisation de la prosopographie permet de constituer une base de données, construite sur un même modèle de fiche dont les critères seront définis par les élèves afin de recueillir les éléments pertinents à notre recherche et de faciliter l’exploitation des données via le recours à la comparaison des rubriques.

Il s’agit véritablement d’aller à la rencontre des vivants, en se rendant dans les lieux habités, fréquentés, transformés par ces familles et d’en montrer l’hétérogénéité, d’y retrouver le déroulé d’une vie dont le rythme fut brisé par l’occupation nazie et la politique de Vichy. Développant une approche s’apparentant à celle de la géographie sensible, il amène à exercer sa vigilance quant au risque d’un excès d’empathie ou de compassion pour son objet d’étude, voire une identification. Si les élèves sont invités à mener une histoire sur le terrain, sur un espace connu et éprouvé, dont ils ont une expérience et une image mentale personnelle, il importe aussi de leur faire adopter une démarche scientifique rigoureuse.

L’élément de liaison entre la volonté de renouveler l’enseignement de la Shoah et l’approche sensible d’un territoire marqué par l’Histoire est la réalisation d’un parcours sonore géolocalisé (grâce à la plateforme izi.TRAVEL ). L’outil numérique sera-t-il un facilitateur pour la réalisation des parcours et l’acquisition et/ou le développement des compétences disciplinaires et du socle commun de connaissances, de compétences et de culture chez nos élèves ? Permettra-t-il aux plus fragiles de se lancer plus aisément dans la rédaction des narrations de leurs parcours ; à ceux dont le niveau est déjà satisfaisant d’améliorer leur degré de maîtrise ?

À la rencontre de nos objets d’études

Une rapide recherche sur Internet (avec les mots clefs : « Versailles » « Juifs » « Justes »), nous a permis de rencontrer virtuellement nos familles. La ville de Versailles a rendu hommage aux Sœurs du Couvent du Sacré-Cœur de Jésus ayant sauvé des petites filles juives entre 1942 et 1946. Lors de la cérémonie de dévoilement de la plaque le 14 octobre 2001, Mère Annette (Marthe Delesalle, décédée en 1988) et Sœur Marguerite Olivier ont été reconnues Justes parmi les nations. Les articles de presse mentionnent le nom d’une de leur petite survivante, Véra Goldman. Un nom. Une piste. Un fil à tirer.

Le portail du centre de documentation du Mémorial de la Shoah comprend un instrument de recherche par nom renvoyant à un ensemble de documents numérisés, dont de nombreuses photographies. Les visages de nos acteurs s’esquissent progressivement, parfois, la composition de leur famille. De là, un premier parcours virtuel se dessine pour nous, depuis le site des Archives départementales des Yvelines pour glaner des informations de nature généalogiques dans les registres d’Etat Civil numérisé, à celui du Comité Français pour Yad Vashem.

Mais, ne perdant pas de vue notre production finale de parcours géolocalisé, nous recherchions aussi des informations sur le couvent (disposition des lieux, récit des actions des Sœurs, peut-être de la correspondance). Quelques éléments ont été retrouvés aux Archives de l’Évêché de Versailles et au couvent par l’intermédiaire de Sœur Danielle, qui citait même le nom d’une autre rescapée : Nicole Weil. Une première connexion entre Véra et Nicole ? Mais où trouver des informations sur Nicole Weil ? En déambulant dans les rues adjacentes au couvent, on se retrouve au rond-point Paul Weil, et on découvre qu’une plaque commémorative été apposée sur la façade de son immeuble versaillais, le qualifiant de « Juste d’une famille versaillaise patriote ». Madame Francine Caspari a accepté de nous confier une partie des archives privées de sa mère Nicole Weil. Monsieur Bernard Weil nous a parlé de son grand-père Jules, nous a livrer son témoignage écrit, et montrer de nombreux objets lui ayant appartenu.

Le point d’accroche pour nos élèves était trouvé : les plaques commémoratives rythmant un parcours mémoriel dans les rues de Versailles. Ces quelques lignes gravées dans la pierre, rappelant l’action des Justes, à des endroits porteurs d’histoire, permettent une première identification de nos familles d’étude, une première localisation de leur présence dans la ville et suggèrent quelques événements majeurs de destins ordinaires, de trajectoires personnelles significatives. Mais comment partir à la rencontre de témoins ou de descendants de victime de la Shoah : quelle méthode d’enquête et d’entretien mettre en œuvre ? Où chercher ?

« Connu à cette adresse » ?

Au terme de cette première enquête, nous avons pu identifier les familles, les lieux et la chronologie. Reste à se confronter aux archives manuscrites et imprimées conservées dans les dépôts municipaux, départementaux et nationaux. Ces précieuses sources nous ont été présentées par Madame Sarah Gensburger (CNRS) et Madame Isabelle Backouche (EHESS), lors d’une réunion de travail de l’ensemble des professeurs impliqués. Ces deux chercheuses dirigent le séminaire de l’EHESS Connus à cette adresse. Villes et dynamiques sociales des persécutions antijuives en Europe (1936-1948). Elles ont également réalisé des parcours sonores "ça s’est passé ici ; les Parisiens racontent la Shoah".
Les sources présentées par Mmes Backouche et Gensburger sont, en particulier, des décisions des autorités : série W des archives municipales et départementales et série AJ/38 des Archives Nationales : fond du commissariat général aux questions juives et du service de restitution des biens des victimes des lois et mesures de spoliation. La série AJ/38 concerne toutes les mesures législatives concernant les Juifs, précise les dates de liquidation des biens juifs, désigne les administrateurs séquestres et de contrôler leur activité. Elle comporte, pour certains dossiers, le plan de l’immeuble aryanisé, les noms des locataires et le montant des loyers payés. Un véritable trésor pour qui veut décrire fidèlement les immeubles et retracer des réseaux de sociabilité, essayer de retrouver ce qu’était la vie du quartier. L’adresse de domiciliation est déjà une pratique sociale. Les actes notariés (contrat de mariage, inventaires après décès, actes de ventes) permettent de retracer les liens familiaux et amicaux, une partie de leur vie économique.

Monsieur Samuel Sandler nous a mentionné un fait souvent ignoré : la rafle du 22 juillet 1944, dans le foyer de l’Union Générale des Israelites de France, à Louveciennes. Quarante enfants juifs furent déportés et envoyés à Auschwitz. La seule survivante, Madame Denise Holstein, a publié un témoignage. Cela permettra de proposer aux élèves un autre type de source et de l’interroger : le témoignage publié.

À la fin de l’année scolaire préparatoire (2018-2019)

La première moisson documentaire achevée, les documents classés et sélectionnés, les espaces d’études identifiés, nous pouvons passer à la phase de présentation du projet aux élèves, aux parents, aux membres de l’équipe pédagogique. Quelles seront les premières réactions ? Comment fédérer une classe et une équipe pédagogique autour d’un projet collectif, mobilisant les connaissances, les compétences disciplinaires, propres à l’histoire et à la géographie, et transdisciplinaires ? Comment faire « parler » nos élèves ?

À suivre …

D’ores et déjà, nos plus vifs remerciements à tous les témoins, enfants et petits-enfants de victimes qui ont accepté de nous recevoir, de nous livrer une partie de leur histoire familiale et personnelle, de nous confier des archives privées et d’échanger : Madame Francine Caspari, Monsieur Gilles Weil, Monsieur Bernard Weil et son épouse, Monsieur Samuel Sandler, Monsieur Charles Goldszlagier, Sœur Danielle, Père Nicolas Lelegard.
Nous remercions également Madame Violaine Levavasseur, Directrice des Archives communales de Versailles, pour son accueil et son aide, et Madame Émilie Goursaud-Fournier, Coordinatrice Opérationnelle du Service Pédagogie au Mémorial de la Shoah.

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